Internet peut-il tuer la presse ?

La presse écrite a survécu à l’arrivée de la radio et de la télévision. Survivra-t-elle à Internet ? La crise de la presse quotidienne américaine réactive les scénarios catastrophe.

La presse a son musée. C’est un gigantesque bloc de verre et de marbre, baptisé le Newseum, qui compte sept étages, quatorze galeries et quinze théâtres entièrement dédiés à l’histoire du journalisme. Situé sur une prestigieuse avenue de Washington, à deux pas de la Maison Blanche, il a ouvert ses portes au printemps 2008. Musée ou mausolée ? Ironie du sort, les journaux américains enregistraient cette année-là une chute historique de leurs ventes. « Beaucoup y ont vu une mauvaise coïncidence, un de ces ultimes hommages que l’on rend aux anciens combattants avant la disparition du dernier poilu », commente Bernard Poulet, auteur d’un livre choc intitulé La Fin des journaux et l’avenir de l’information.

Internet est-il en train de tuer la presse ?

La thèse d’une mort annoncée peut paraître excessive. A ce jour, aucun média n’a tué ses prédécesseurs, et le succès relatif des journaux gratuits montre qu’il n’existe pas de réelle désaffection pour le support papier. Mais du point de vue des usages, l’an 2000 a marqué un tournant. La lecture du journal imprimé a cessé d’être, comme disait Georg Hegel, la prière du matin de l’homme moderne. La consultation des courriels, le visionnage d’une vidéo, la conversation en ligne, la lecture rapide des titres du jour sur Internet : toutes ces habitudes mordent sur le temps consacré à la lecture d’un quotidien . Demain, combien de lecteurs prendront encore le temps d’aller débourser quelques pièces dans un kiosque à journaux ? Certains essayistes croient déjà entendre le tocsin de la presse écrite. Philip Meyer, le puissant patron de News Corp, a même fixé la date des funérailles : le dernier quotidien papier disparaîtra au mois d’avril 2040, assure-t-il dans son livre The Vanishing Newspaper .

Les faits, pour le moment, vont dans son sens. Aux Etats-Unis, des dizaines de titres sont menacées d’extinction. 16 000 journalistes américains ont été licenciés en 2008 (contre 2 000 en 2007) et la cadence des plans sociaux s’accélère. Le Boston Globe et le San Francisco Chronicle chancellent, le Rocky Mountain News a stoppé les rotatives, le Christian Science Monitor, centenaire, n’existe plus que sur Internet. Même le prestigieux New York Times a hypothéqué son siège social… Et le vent de panique qui a déferlé sur la presse américaine souffle désormais sur une partie du marché européen, confronté à des difficultés voisines.

Marc Tessier et Maxime Baffert, dans leur rapport La presse au défi du numérique (2007), analysent : « À ce jour, l’arrivée d’un nouveau média n’a jamais fait disparaître les autres médias. L’arrivée de la radio n’a pas fait disparaître les journaux, de même que le développement de la télévision n’a pas empêché le maintien d’une présence forte de la presse et de la radio. Cependant, si l’irruption d’un nouveau média n’entraîne pas la disparition des autres, elle remet en cause leurs positions acquises. Elle conduit ainsi, le plus souvent, à une réduction de leur place ainsi qu’à un bouleversement des équilibres économiques sur lesquels ils avaient bâti leur croissance. En particulier, les médias déjà en place sont conduits à renoncer à certaines activités et certaines fonctions que le nouveau venu réalise de façon plus efficace ou plus avantageuse. Les spécificités des médias numériques font que cet impact est particulièrement fort pour la presse. En effet, ces nouveaux venus présentent la caractéristique de proposer tout ce que les autres médias proposent déjà – écrit, son, image, vidéo… – selon des modalités et des caractéristiques qui lui sont néanmoins propres. Internet oblige donc les autres médias, tout particulièrement la presse écrite, à prendre en compte cette concurrence frontale et à gérer un risque de “cannibalisation” beaucoup plus fort. »

Bruno Patino, directeur de France Culture, ex-patron du Monde interactif, livre son diagnostic au terme des Etats généraux de la presse écrite, dont il a animé l’une des commissions.

Internet est-il pour la presse écrite une planche de salut, un relais de croissance, ou rien de tout cela ?

Nous assistons depuis quinze ans, date de l’apparition du premier navigateur sur le Web (alors Netscape), à la constitution d’un univers en constante expansion, qui attire désormais près de 1,3 milliard de personnes sur la planète. Il y a eu plus de changements ces trois dernières années, dans l’univers numérique, que lors des douze premières. Rappelons que 6 des 10 principaux sites mondiaux n’existaient pas encore voilà trois ans. Ce big bang a pour la presse écrite deux conséquences importantes. D’abord, la fragmentation des usages, avec l’utilisation par le consommateur d’écrans multiples et nomades. Le deuxième impact, c’est la polarisation. Quand il y a dix ans un même individu pouvait lire jusqu’à quatre hebdomadaires par semaine, il n’en lit plus aujourd’hui qu’un seul.

Sources :

The Social Network, un film de David Fincher

Un film sur la création de Facebook, nul n’en rêvait. Surprise : The Social Network est une sorte de tragédie grecque au temps du pixel roi, filmée avec la vigueur de Howard Hawks.

Vitesse de la propagation des trouvailles informatiques. Vitesse de la croissance de Facebook. Vitesse de la destruction de l’unique amitié de Mark, sous l’influence d’un « e-businessman » fêtard venu de la côte Ouest pour rafler la mise – le chanteur Justin Timberlake, crédible, tout en fausse désinvolture écoeurante. Cette vitesse, le film l’incarne aussi dans des échanges crépitants, des reparties cinglantes, des joutes verbales spectaculaires. Et dans une chronologie mouvante, qui juxtapose la période des débuts, en octobre 2003, et celles des procès successifs.

C’est un changement de civilisation que The Social Network fait apercevoir. Entre le réseau social à l’ancienne, cercle plus ou moins fermé, que les jumeaux Winklevoss voulaient juste transposer sur le Net, et Facebook, il y a déjà un monde, des siècles. Mais, surtout, l’amoralisme de Mark – qui fait table rase de la notion d’intimité, et qui n’hésite pas à utiliser la résonance d’Internet pour régler des comptes personnels – n’est pas traité à la légère : c’est l’un des sujets du film, peut-être la clef du parcours exceptionnel qui conduit le jeune homme de la solitude à la solitude – avec un demi-milliard d’« amis ».

Finalement, dans la bataille (déjà perdue ?) du cinéma contre l’Internet, le plus vieux marque cette fois un point. Facebook contribue chaque jour à abolir tout secret, à rendre transparents des centaines de millions d’adeptes, devenus directeurs de leur propre communication, plus ou moins avisée. Le film de David Fincher, magistral, rétablit au contraire le mystère, remplace les affirmations satisfaites par des questions déchirantes, et réussit à faire de Mark Zuckerberg, sinon une belle figure tragique, du moins une énigme. Et dire qu’il s’en plaint déjà…

Facebook rendrait-il stupide ? Nicholas Carr, 51 ans, un des plus fins observateurs des comportements induits par l’usage du Net, avait signé dans le mensuel américain The Atlantic un article controversé intitulé « Google nous rend-il stupides ? Ce que l’internet inflige à nos cerveaux ». Aujourd’hui installé dans le Colorado, il vient de publier The Shallows (littéralement : « les hauts-fonds », à paraître en 2011 chez Robert Laffont) qui décrit comment l’excès de stimuli modifie notre structure cérébrale.

« Les réseaux sociaux provoquent la dispersion, juge-t-il. Ils sont conçus précisément pour nous interrompre en nous abreuvant d’un flux constant de messages que, dans un certain sens, nous trouvons intéressants. Par conséquent, ils créent un besoin compulsif de vérifier constamment ce qui s’y passe, même si c’est sans intérêt, dans un détournement constant de notre attention visuelle et mentale… »

Pour Carr, Facebook « est un bon exemple de la technologie tirant le discours vers le bas. Depuis ses origines, il encourage la trivialité du propos. Nous basculons vers une conception principalement utilitariste des relations sociales et intellectuelles. Tout se résume à un problème de « média » : établir une connexion, échanger une information « utile ». Avec cette mutation, on perd tout simplement l’idée que, parfois, une approche contemplative et solitaire puisse contribuer à la profondeur de la pensée ».

L’une des forces de la fiction sur le documentaire est parfois de déceler la vérité d’un homme sans se préoccuper des questions d’exactitude. Dans Citizen Kane, c’est grâce au fameux « Rosebud », le traîneau surgi des souvenirs d’enfance, qu’Orson Welles souligne les faiblesses de son personnage et en dévoile les secrets. A la fin de The Social Network, Mark Zuckerberg se décide à tester pour lui-même sa propre invention. Il tape sur le clavier de son ordinateur le nom de la jeune fille qui avait si bien, telle une sorcière de Macbeth prédit son destin. Veut-elle devenir « amie » sur Facebook ? Comprend-elle seulement que ce réseau a été conçu à sa seule intention ? Mais Facebook a beau rassembler 500 millions d’utilisateurs et valoir tout l’or du monde, il ne répond rien à son créateur.

Sources

  • telerama.fr
  • Frédéric Filloux, Le Monde Magazine, n° 56, article Facebook tisse sa toile , p 20-24
  • Samuel Blumenfeld, Le Monde Magazine, n° 56, article Un destin de cinéma , p 25